Retrouver également Une autre idée de la douceur dans le n°47 de la Revue Nunc.
Je revois Fatemeh Khanoum, ma nounou, en train de faire son namâz, terme persan par lequel les iraniens désignent la prière rituelle musulmane qui se fait pourtant en arabe. Debout, les mains devant le visage, penchée, assise, prosternée… J’entends un léger murmure, une litanie de mots mystérieux dont le sens m’échappe mais dont la magie m’enveloppe.
Je ressens au bout de mes doigts la douceur du tapis de prière, en velours blanc brodé de fils d’argent, et au bout de mes lèvres, le froid de la pierre[1] qu’elle m’autorise à embrasser et à porter à mon front, une fois ses dévotions achevées. Mais plus que tout, peut-être, je sens le parfum de l’eau de rose et l’odeur de sa peau, mélange de savon et d’herbes. « L’eau de rose, golâb, m’a-t-elle expliqué, vient d’une rose que l’on appelle golé mohammadi, « la fleur de Mohammad » car elle a été créée à partir d’une goutte de la sueur du Prophète Mohammad. Chaque année au mois de mai, dans les environs de la ville de Kashan, il y a la fête de la cueillette des roses dont l’essence, extraite à l’alambic, sera envoyée dans toutes les mosquées et les lieux de culte afin d’en parfumer les tapis, en souvenir de notre Prophète – sur lui le salut et la paix ! ».
Elle prie et une vague de douceur m’envahit.
Je voudrais entrer dans sa prière, m’élever vers cette lumière qui l’habite, partager sa ferveur. Je sais au plus profond de mon âme de petite fille que sa bonté trouve sa source dans ces mots, dans ces gestes, dans ce rite.
Je retrouverai exactement les même émotions et le même désir d’entrer dans l’élan d’une prière, plus tard, en accompagnant ma grand-mère à la messe. La même expérience de ferveur, cette fois accompagnée d’un parfum d’encens et de Shalimar, du grincement sec des chaises en bois, des mots tout aussi mystérieux du credo en latin. La même certitude que la foi et l’amour sont inséparables. Que l’amour est le noyau tendre de toute entreprise spirituelle, la racine de tout ce qui est et partant, que toute haine est négation de la vie, de la lumière, de ce Dieu qui est « la lumière du ciel et de la terre »[2].
Fâtemeh prie recouverte du « voile réservé à la prière », tchâdor namâz, voile fait de coton blanc avec des motifs roses ou bleus. Elle prie un Dieu qu’elle craint et qu’elle adore, le « souverain du Jour du Jugement »[3], mais aussi et surtout « le Clément, le Miséricordieux »[4], dont elle espère qu’Il lui pardonnera, après la mort, ses fautes et ses manquements. Quelles fautes ? Je ne sais pas. Elle était veuve, illettrée, travaillant dur pour élever ses deux filles et leur payer des études. Elle n’était que bonté. Cela fait des années qu’elle n’est plus de ce monde, mais elle reste encore pour moi l’incarnation de l’islam, un islam de la miséricorde. Elle en est le visage, un visage de douceur.
Besmellâh arrahmân, arrahîm, « Au nom de Dieu, matrice de clémence et de miséricorde ».
C’est par cette formule qu’il convient de commencer toute action, toute entreprise, toute prière. Elle est en tête de toutes les sourates du Coran, sauf une, la terrible sourate du Repentir où la miséricorde n’est plus de mise face au courroux divin. Fâtemeh me dit que la miséricorde l’emporte toujours et que nous ne devons craindre que nos propres actes. Que face à nos infimes existences, la bonté de Dieu est infinie. Je la crois parce qu’elle habite ce qu’elle dit. Elle est un témoin vivant de sa propre parole. Malgré tout ce qui s’est passé depuis, qui se passe encore, malgré le sang versé au nom de ce Dieu, malgré la violence exercée au nom de cette religion, je n’ai pas cessé de la croire. J’ai choisi mon camp.
Besmellâh arrahmân, arrahîm…
Il y a dans ces deux mots qui disent deux fois la même chose, deux fois la racine rahama qui renvoie à la matrice, à l’utérus, au féminin donc, comme pour compenser la triomphale masculinité d’Allâh, pour en tempérer la puissance, la gloire royale, le courroux... André Chouraqui traduit : « Au nom de Dieu, le matriciant, le matriciel ». La matrice, c’est à la fois « l’origine du monde », source de vie, cocon doux et chaleureux et une énigme angoissante, un trou, une béance. Peut-être la guerre des visions de l’islam n’est-elle que le reflet de la guerre du masculin contre le féminin ? Du régime diurne de l’image contre le régime nocturne ? Peut-être que l’infinie douceur terrorise les hommes à la virilité trop fragile et fait d’eux des terroristes ? Et si leur terreur provenait de ce qu’aucune main teinte au henné ne leur a caressé les cheveux pour les rassurer, de ce qu’aucune Fâtemeh khânoum ne les a aimés ?
D’où cette rage contre les femmes, cette soif de destruction, ce fanatisme mortifère qui font des tenants d’un islam dur et dogmatique les meilleurs ennemis de l’islam. Les autoproclamés défenseurs du « monde musulman », incapables de passer de la peur à l’amour, seraient-il passés complètement à côté de l’essence de l’islam ? « Venger le Prophète » ? Vraiment ? Mais qui le vengera contre cette mutilation, bien plus grave, bien plus blasphématoire qu’une vulgaire caricature ? Qui pourra le sauver dans cette grande catastrophe ? Qui pourrait en faire le portrait, comme l’ont fait les grands miniaturistes du passé, le représentant en son ascension céleste, entouré d’anges radieux, porté par une jument à tête de femme ?
Les peintres ne s’y sont pas trompés : c’est la conjonction de l’animus et de l’anima qui permet à l’âme de s’élever jusqu’au trône divin pour contempler la lumière du Vrai. Et de son propre aveu, ce prophète-là a aimé de ce monde trois choses, les parfums, les femmes, et la prière qui était la lumière de ses yeux… Parfum, femme, prière, telle est la trinité prophétique fondamentale. La trinité de la douceur. Cette douceur bafouée, reniée, rejetée par l’ordre patriarcal que Mohammad a failli faire vaciller.
La tradition hagiographique raconte même que c’est dans les bras de sa femme Khadija « sous son linge de corps », peau contre peau, que le Prophète a reçu l’attestation que la révélation était authentique et d’origine divine. Perturbé par les premières expériences de contact avec l’Ange, il craignait d’être possédé par des djinns et c’est une femme qui l’a rassuré. Elle lui dit de lui signaler quand il recevrait à nouveau la visite de l’Ange Gabriel. Quand cela arriva, elle dit au Prophète de s’asseoir sur sa cuisse gauche. Ce qu’il fit. Puis elle demanda :
« Vois-tu encore l’Ange ? »
« Oui », répondit-il.
« Assieds-toi sur ma cuisse droite ! »
Ce qu’il fit.
« Le vois-tu encore ? »
« Oui. »
Puis elle lui demanda de se blottir contre elle. Ce qu’il fit. Elle lui redemanda s’il Le voyait encore. « Oui », répondit-il. Alors, elle retira son voile et prit le Prophète sous sa chemise. À ce moment-là, l’Ange disparut et Khadija dit : « Cette pudeur montre que c’est bien d’un Ange qu’il s’agit et non d’un démon (shaytan) ».
Car le diable est un voyeur qui n’hésite pas à s’immiscer dans l’intimité des couples, dans le tréfonds de la conscience. Il veut voir la nudité dévoilée. Et se mêler de ce qui ne le regarde pas. Or la vérité de l’amour comme celle de la révélation ne peut se regarder ni être jugée de l’extérieur. C’est pourquoi l’exotérisme ne saurait en rendre compte. Il ne permet que de maintenir les apparences et éventuellement, l’ordre social. L’essentiel lui échappe car l’essentiel est sous la chemise des femmes. Et le sceau de la prophétie se trouve dans leur giron.
J’aime à imaginer cet homme – car il n’a jamais prétendu être autre chose qu’un homme parmi les hommes – blotti contre sa femme, comme un fœtus blotti dans la matrice et qui de là, va renaître prophète, nimbé de la lumière mohammadienne. Je vois le corps des femmes comme porteur de la puissance érotique autant que matricielle. Double puissance de vie. Rahmân et rahîm. Rempart contre la mort. La même tradition suggère que Mohammad avait été tellement terrorisé par la première révélation qu’il avait pensé se suicider. Et voilà que, contre le sein de sa femme, il devient lui-même « miséricorde pour les mondes ».
Femmes, prière, matrice…
L’image qui me revient est celle d’un éblouissement dans la mosquée de Sheykh Lotfollâh à Ispahan. On l’appelle aussi la mosquée des femmes car elle était l’oratoire privé de Shâh Abbâs et de ses femmes. Elle n’a pas de minaret, pas de cour intérieure. Juste un long couloir qui mène à une unique salle de prière recouverte de mosaïques iridescentes. Malgré l’imposante hauteur du dôme, c’est une petite mosquée traversée de lumières changeantes selon les heures du jour.
J’étais sortie au lever du soleil pour aller humer l’air matinal et m’imprégner de la ville avant la chaleur et l’agitation de la journée. La grande place Naqsh-é jahân (« reflet du monde »), était déserte. Mais la porte de la mosquée était ouverte. Un gardien à moitié endormi me signifia que les visites ne commençaient qu’à 10 heures mais devant mon désir et peut-être décontenancé par l’étrangeté d’une jeune femme blonde parlant couramment persan, il se ravisa et décida de me faire un cadeau : « Puisque tu es là, je vais te montrer quelque chose ! Quelque chose qu’on ne peut voir que si on se lève tôt. » Je l’ai suivi le long du couloir qui forme un coude à mi-chemin. Au bout du couloir, un espace inouï : une pièce sculptée par la lumière matutinale et là-haut, tout là-haut, les mosaïques dorées submergées de lumière, qui apparaissaient sous l’angle matinal des rayons du soleil, comme une éblouissante queue de paon déployée. Au centre de la voûte d’une rondeur parfaite, on devine une forme qui ressemble au corps d’un oiseau. « Dans une heure, quand le soleil aura changé de place, me dit le vieil homme, la queue du paon se refermera et on ne verra plus que les formes abstraites des mosaïques ». Puis il m’a laissée seule avec l’oiseau du paradis, l’ocre et l’azur symbolisant la terre et le ciel, traversée par les vibrations de la lumière, par une force qui m’a fait me mettre à genoux pour adorer l’Un dans sa splendeur. Face à la pure beauté que faire d’autre que prier par la contemplation ?
Dieu est la lumière des cieux et de la terre!
Sa lumière est comparable à une niche
où se trouve une lampe.
La lampe est dans un verre.
Le verre est semblable à une étoile brillante.
Cette lampe est allumée à un arbre béni :
l'olivier qui ne provient ni de l'Orient, ni de l'Occident
et dont l'huile est près d'éclairer
sans que le feu la touche.
Lumière sur lumière!
Dieu guide, vers sa lumière, qui il veut.
Dieu propose aux hommes des paraboles.
Dieu connaît toute chose.[5]
C’est à ce verset de la lumière que devait penser l’architecte de la mosquée Sheykh Lotfollâh lorsqu’il conçut l’édifice. Il en a comme sculpté les contours dans les formes géométriques, il l’a écrit en lettres de lumière. Comme une synecdoque architecturale, il a fait de tout l’édifice un mehrâb, la niche de prière qui désigne la direction de La Mecque dans toutes les mosquées afin que les orants sachent vers où se prosterner lors de la prière rituelle. Cette niche est souvent entourée du verset de la lumière calligraphié, parfois une lampe stylisée y est représentée, ou un feu. Dans la mosquée des femmes, tôt le matin, c’est la voûte tout entière qui devient mehrâb, et désigne la direction de la prière. La voûte, comme une matrice d’en-haut attire tout l’être vers la hauteur, invite à une ascension comme celle du Prophète quittant La Mecque pour le ciel.
Me reviennent en mémoire ces Dames de beauté peintes dans les miniatures, non pas livrées en pâture au public, mais soigneusement protégées des regards profanes dans des livres. Insérées dans un décor qui évoque les niches de prières, elles deviennent lampes, objets de contemplation. Elles montrent la direction. Elles manifestent, dans leur beauté, la beauté de la Face divine. Lieux de révélation. Les miniaturistes les représentent entourées de fleurs comme pour figurer le parfum qui s’exhale de leur corps. Elles portent la couronne de la souveraineté.
La femme serait-elle la lumière du ciel et de la terre ? Les poètes et les peintres l’ont cru, en tout cas. Le poète ‘Attâr[6] raconte entre autres histoires d’amour fou pour des beautés surnaturelles, l’histoire d’une reine si belle que personne ne pouvait soutenir de la regarder malgré le voile rose qui recouvrait son visage. Regarder la pure lumière de son être terrassait ceux qui, fou d’amour, ne pouvaient s’empêcher de lever les yeux vers elle. Ainsi mouraient chaque jour tout un peuple d’amants, impatients de la voir et trop faibles pour la contempler en face.
Alors, dans sa miséricorde, la reine fit faire un immense miroir dans lequel, du haut des tours de son palais, elle se laissait refléter. [7]
Ce miroir, c’est le cœur, nous dit ‘Attâr, le cœur qui peut recueillir les formes immanentes de la beauté et de là, remonter vers la transcendance. Pour peu qu’il ait été poli de la rouille qui le recouvre. La rouille formée par les manifestations de notre ego : nos haines, nos jalousies, nos mesquineries, notre avidité, notre orgueil… Pour les poètes persans, la beauté peut sauver sinon le monde, au moins chaque âme humaine, c’est une certitude. Pour peu qu’on la recherche de toutes les forces de son âme et que l’on s’y abandonne. Elle sauve du mal qui est laideur, du désespoir qui est renoncement à la foi. Elle est rempart contre la barbarie qui menace, les ténèbres qui nous entourent et qui sont aussi tapies en nous, prêtes à surgir à la moindre sollicitation. C’est si exigeant, la lumière, et si délicat, un miroir !
La queue du paon a déjà rétréci de moitié ; bientôt, la vision théophanique ne sera plus qu’un souvenir dans ma mémoire éblouie. Vision théophanique ? Et si le paon n’était pas un paon finalement … mais une Sîmorgh ? La Sîmorgh que recherchent les âmes – oiseaux dont ‘Attâr nous conte l’histoire dans le Cantique des Oiseaux. Majesté souveraine des mythes préislamiques iraniens, elle est oiseau-solaire, beauté irradiante et figure matricielle.
Elle est proche de nous mais nous sommes loin d’elle ! D’Elle nous provenons et à Elle, il nous faut retourner.
Apparue en Orient, elle niche dans une montagne mythique d’Occident. Origine du monde, elle lui a donné ses couleurs chamarrées, mais reste elle-même cachée, recouverte de milliers de voiles, « des voiles de ténèbres et des voiles de lumière ». Elle se laisse deviner parfois dans un rayon. Ou dans un poème. Ou dans la splendeur d’une voûte. Pour les mystiques persans, l’art n’a pas d’autre fonction : lever un pan de voile pour faire voir l’invisible et dire dans les images de la beauté, l’indicible.
En Islam, on dit que « Dieu est beau et qu’Il aime la beauté ». Certains mystiques sont allés plus loin en affirmant même que Dieu a créé le monde comme un miroir de lui-même pour y contempler sa propre beauté. Assise là, dans la lumière de cette mosquée, habitée de poèmes et de versets qui me reviennent en mémoire, je ne peux qu’adhérer à cette foi. Quand je songe aux beautés de la nature aussi ; le Coran lui-même ne cesse d’invoquer les éléments naturels comme preuves de la présence divine : des fourmis aux étoiles en passant par les brindilles et les arbres, les cavernes, les océans et les montagnes. Tout est beau, tout est signe. Mais il ne faudrait pas s’arrêter à cela. « C’est le signe du miracle de Dieu que ce monde vain, chante Rûmi, mais sur la beauté de Dieu, ce signe forme un voile ». Mise en garde contre l’idolâtrie, quelle qu’elle soit.
Voilà pour les « voiles de lumière ».
Mais les « voiles de ténèbres » alors ? Dieu sait que le monde n’en manque pas. Le lit asséché du fleuve Zâyandé Roud, littéralement « la rivière féconde » autrefois matrice d’Ispahan, les rues hideuses de Téhéran, les néons verts des tombeaux de saints, la laideur systématique de nos grises banlieues où sont parqués la majorité des « musulmans de France », ces sites internet aux couleurs criardes qui prétendent commenter le Coran et expliquer l’Islam et dont le contenu n’est « qu’écorce vide tout juste bon à nourrir des ânes ».
Désacralisation de la matrice, abaissement du sublime, dureté de la loi réduite à son expression la plus superficielle, dé-spiritualisation du texte au profit de la littéralité la plus bête. Que de voiles de ténèbres ! De quoi devenir islamophobe, en effet. Le gris partout, qui vire au noir. Et peut-être pire que tout, les images horribles des troupes de Daech, brandissant cet étendard noir, semblable à un drapeau de pirate sur lequel est inscrite en lettres maladroitement calligraphiées, disharmonieuses, ratatinées, la formule de la profession de foi : lâ elâha ellallâh, « il n’y a pas de divinité à part Dieu ».
Quelle diabolique réduction de la forme et du sens ! Les lettres lâm et alef sont des lettres élancées qui disent la verticalité, l’aspiration à la hauteur. Les voilà réduites à des boudins informes. Quant à son sens, cette formule résume l’universalité de la foi coranique. L’idée que le créé témoigne de la présence de l’Un en toute chose, en un continuum sans rivage. Affirmer l’unicité de Dieu, c’est affirmer qu’il n’y a rien en dehors Lui. Prétendre qu’il n’y a qu’un seul dieu et que c’est le mien, c’est donc être en contradiction avec l’unicité qui est l’essence de l’islam.
C’est un contre-sens de traduire cette formule par « il n'y a de dieu qu'Allah ». Non ! Les deux mots employés dans la formule étant de la même racine, il faut traduire : « il n’y a de déité que Dieu ». Si la formule est tautologique c’est parce qu’elle affirme précisément que si dieu il y a, il ne peut être qu’Un. Et l’on comprend dès lors que cette phrase n’est pas spécifiquement musulmane, qu’elle ne s’adresse pas à une communauté particulière. Elle est l’intuition fondamentale de tous les mystiques, de tous les hommes (et de toutes les femmes) de bonne volonté. Le Dieu de Rûmi ne dit-Il pas en des vers inoubliables que j’ai appris par cœur à l’école primaire au temps où l’Iran n’était pas une théocratie :
À chacun j’ai donné une manière d’être
J’ai donné à chacun une façon de dire
Les indiens me louent dans la langue de l’Inde
Les gens du Sind me louent dans la langue du Sind
Que m’importe la langue, que m’importent les mots
Moi, je regarde l’âme, je regarde l’intention
Allume dans ton cœur, un feu fait d’amour
Et brûle tout entier les pensées et les mots
La religion d’amour n’est pas comme les autres
Les amants ont Dieu seul comme credo et comme religion.[8]
Mais voilà, la vérité est recouverte de voiles, des voiles de ténèbres et des voiles de lumière. Voiles de mots, d’images, d’idéologies. Illusions de nos représentations. De notre ego triomphant. Nous sommes dans une pièce noire, à tâter un éléphant[9] que nous ne pouvons voir, faute de lumière. Chacun croit que l’éléphant se résume au petit bout qu’il a tâté : l’oreille, la trompe, la patte, le dos… Au mieux, il garde son illusion pour lui ; au pire, il veut à toute force l’imposer aux autres.
Pour voir l’éléphant, le Réel sans forme ni contour, il faut bien plus qu’un flambeau. Il faut ouvrir les yeux de l’âme et devenir soi-même de même nature que la lumière. Il faut combattre les ténèbres en soi ; entreprendre la grande guerre sainte, la guerre contre l’ego, la seule qui vaille, la seule qui ait un sens. La Vérité n’a besoin ni de nos démonstrations, ni de la violence pour être ce qu’elle est. Mais on ne peut jamais l’atteindre sans mourir à soi-même.
C’est ce que font les oiseaux de ‘Attâr dans leur cheminement : ils traversent sept vallées terrifiantes et à chaque étape, ils renoncent à une part d’eux-mêmes, à la volonté de puissance, à la rage de posséder, au principe de plaisir, à l’illusion de savoir et même d’aimer. À la fin, quand ils arrivent tout déplumés, épuisés, dépouillés d’eux-mêmes devant le trône de la Majesté souveraine, ils voient… leur propre image reflétée dans un miroir.
Parce-que le Vrai est un miroir, comme le texte poétique, comme les textes sacrés, comme l’idée que l’on se fait de l’être divin.
Le gardien est revenu me chercher. En voyant mon visage baigné de larmes, il croit que je suis venu ici pour pleurer sur ma vie. Il tente de me consoler : « Ne t’inquiète pas, Dieu est grand, ça va s’arranger. » Il ne sait pas que je pleure sur la lumière éclipsée de la voûte, que ça n’est pas prêt de s’arranger. Loin de là. Il ne sait pas la profondeur de mon chagrin.
Je sors. Le soleil est déjà bien haut. Je repense à Fâtemeh khânoum en train de prier sous son voile blanc à fleurs roses : debout, les mains devant le visage, penchée, assise, prosternée… je sais qu’elle priait aussi pour moi, qu’elle prie encore, demandant au Seigneur de l’aube sa protection contre le mal, contre les ténèbres qui s’accroissent. Suppliant, dans la douceur de son murmure qu’advienne, enfin, la lumière.
Montre ton visage car les jardins et les roseraies sont ce que je désire
Ouvre les lèvres car le sucre abondant est ce que je désire
O Soleil de toute beauté, sors un instant des nuages
Car ce visage éclatant de lumière est ce que je désire
Hier le Sheykh faisait le tour de la ville, une lampe à la main
Disant : « Je suis las des prédateur et des démons, l’humain est ce que je désire »
« Cela ne se trouve guère, lui dit-on, nous avons cherché souvent »
« Ce qui ne se trouve guère, c’est là, ce que je désire… »[10]
1. Dans la prosternation rituelle, les chiites posent leur front sur «une « pierre de namâz », une sorte de sceau rond ou hexagonal façonné avec de terre glaise de Kerbala, lieu où l’imam Hosseyn a été martyrisé.
2. Coran, XXIV-35.
3. Coran, I-4.
4. Coran, I-3.
5. Coran, XXIV-35, traduction Denise Masson, Gallimard, 1967.
6. Poète persan mort en 1221, ‘Attâr est considéré comme l’un des pères de la poésie mystique persan. Il est l’auteur d nombreux ouvrages initiatquyes, dont Le Cantique des Oiseaux.
7. Cantique des Oiseaux, trad. Leili Anvar, Paris, éditions Diane de Selliers.
8. Ce passage est extrait du Masnavi de Rûmi : il s’agit de l’histoire de Moïse qui rencontre un berger et l’entend louer Dieu en termes anthropomorphes (Livre II, vers 1724 à 1795). Voir textes en annexe. On en trouvera analyse détaillée dans « Rûmi, Moïse et le berger ou les vertus transformatrices du Verbe », in Comment la littérature change l’homme : Rûmi, Dante, Montaigne, Tagore, Hesse, Camus, Soljenitsyne (Actes du colloque organisé par la Fondation Ostad Elahi sous l’égide de l’Académie des Sciences morales et politiques en septembre 2009), Paris : L’Harmattan, 2009, p. 123-145.
9. Voir « Controverse quant à la description de l’éléphant » dans le Masnavi de Rûmi
Dans une pièce obscure se trouvait un éléphant
Des hindous l’avaient mis là pour l’exhiber aux gens
Beaucoup de gens se pressaient pour le voir
Et chacun pénétrait ainsi dans l’obscurité
Comme il n’était pas possible de le voir avec les yeux
Chacun dans le noir le tâtait avec la paume
L’un se trouva toucher la trompe de l’éléphant
Et dit : « Cette créature ressemble à une gouttière »
Un autre qui lui avait touché l’oreille
Trouva qu’il ressemblait plus à un éventail
Un autre encore tâta sa jambe et dit :
« Je crois que l’éléphant à la forme d’un pilier »
Un autre posa la main sur son dos, disant :
« Mais cet éléphant est comme un trône ! »
Ainsi, chacun percevait de l’animal
La partie qu’il avait tâtée et ainsi le décrivait
La différence dans leur discours venait du point de vue
S’ils avaient eu une bougie à la main
La controverse aurait vite pris fin
10. Rûmî, Ode lyrique 441, traduit dans Rûmî, Entrelacs, p. 259.
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